Conversation avec Olivier Saillard
image extraite du film Alaïa par joe MCKenna
AZZEDINE ALAÏA
conversation avec Olivier Saillard
J’ai rencontré Azzedine Alaïa en 1995. A l’âge de 27 ans je venais d’être nommé conservateur du récent musée de la mode à Marseille. Maryline Vigouroux présidait aux destinées de l’Espace Mode Méditerranée, un immense paquebot amarré au bas de la Canebière, qui concentrait en une seule adresse, lieux d’expositions, centre de ressources, aides aux jeunes créateurs et aux entreprises. Bernard Blistène commandait lui avec l’autorité de son savoir les 14 musées de la Ville en pleine renaissance culturelle. Tous deux m’avaient choisi de concert pour accompagner le jeune musée de la mode. Robert Vigouroux avait succédé à Gaston Defferre à la mairie, faisait briller la ville sous les arguments d’une direction culturelle et multipliait ouvertures de musées, inaugurations d’expositions et évènements qui résonnent encore aujourd’hui dans les mémoires de la ville.
Quelques années avant ma venue dans la cité phocéenne, je me souviens être tombé en arrêt, sous le charme d’une photographie pleine page de Maryline Vigouroux. Dans le magazine Jardin des Modes, elle décrivait point par point son projet novateur. Vêtue d’une longue robe fluide d’Azzedine Alaïa, les cheveux plaqués en arrière, le pied nu sortant de l’image, Maryline offrait un tout autre visage de gouvernance : jeune, dynamique, en rupture à l’image de la ville ensoleillée. J’ai le souvenir d’une impression forte, presque d’une prophétie qui m’avait convaincu alors de venir travailler pour elle si les hasards de la vie devaient m’y mener. Quelques mois après, le hasard prit les traits de Bernard Blistène avec lequel j’eus un rendez-vous si joyeux, que je me reprochai en vrac alors ma bonne humeur nocive, mon kilt sur le jean et ma jeunesse qui aurait dû m’indiquer tout le contraire. Mais il faut croire que Bernard sut déceler la passion qui m’animait, la voracité d’exister alors à travers les projets que nous allions conduire tous ensemble.
L’entrevue avec Maryline Vigouroux prit alors une tonalité plus officielle. Tout ce que j’avais lu sur elle, son visage aux harmonies jaillies d’une photo des années 1930, m’en imposait et me forçait à la timidité. Surtout cette personnalité si jeune, volontaire et tenace que certains appelaient l’épouse du maire, que beaucoup jalousaient et qui jouait au coude à coude aux côtés d’un mari aux commandes d’une ville puissante, me fascinait. Sa garde-robe fut un passeport de sympathie quand je découvris qu’elle était entièrement constituée de pièces phares griffées Azzedine Alaïa, aujourd’hui données en nombre au musée qu’elle a initié. Éprise du couturier au point de se vêtir de lui au quotidien, elle reconnaissait aussi en lui un guide, un parrain qui l’avait tôt accompagnée et soutenue dans ses projets ambitieux.
A l’autre bout de la France, dans ce croissant de lune qui donne cartographie à Marseille, tous deux avaient rêvé en même temps un temple de la mode où la constitution d’un patrimoine ancien et récent viendrait tenir tête aux institutions parisiennes. Alaïa fut nommé président d’honneur de l’Espace Mode Méditerranée et orienta avec soin les acquisitions d’œuvres du passé qui font aujourd’hui encore référence au livre d’inventaire. Passionnément, énormément, Azzedine vint se battre pour emporter aux enchères des manteaux longs de Schiaparelli, des robes de Balenciaga ou de Fortuny et quantités d’autres vêtements qui appartiennent désormais à l’histoire. Grâce à lui, à son intransigeance autant qu’à ses emportements, les collections de mode de Marseille ont pu rivaliser avec les grands musées du monde. Sous sa bienveillance les donations affluaient aussi de toutes parts vers ce jeune musée si bien entouré. Azzedine était gage de sérieux et d’engagement.
A peine nommé, je fus présenté à lui. Ce fut un dimanche après-midi. Il faisait chaud et par les fenêtres ouvertes, un pigeon s’était introduit dans le studio. Avec soin, méthode et affection Alaïa le prit doucement entre ses mains pour le relâcher. Craintif mais docile, le pigeon battit des ailes devant nous. Alors que nous ne nous étions pas échangé un mot, je pensai que cette scène, première qu’il me fut donné de voir aux côtés d’Azzedine, par sa force poétique ne pouvait que nous mener vers l’entente. Ce fut le cas instantanément, même s’il devait me réserver quelques espiègleries plus tard.
Il me raconta avec force détails, une à une, les robes de Madeleine Vionnet. Une exposition à la Chapelle de la Vieille Charité à Marseille, quelques années auparavant, l’avait émerveillé. Suspendus dans le chœur, les drapés de crêpe et de mousseline dont il avait activement participé à la reconnaissance moderne flottaient. Dans d’autres salles annexes, des robes-mouchoirs se posaient sur des mannequins de verre. Œuvres du CIRVA, alors dirigé avec force de conviction par Françoise Guichon, ces bustes graciles ont probablement donné la piste des mannequins-sculptures dont Azzedine s’est fait une signature. En couturier des vies, il leur a ajouté le mouvement et le souvenir des corps préemptés qui donnent aujourd’hui à ses créations ce caractère unique et presque primitif.
Intarissable sur l’histoire de la mode, sur les maîtres de la coupe, petits ou grands dont il connaissait non seulement le style mais surtout la technique, Azzedine était sans doute de nous tous conservateurs le plus grand, le plus érudit, le plus savant. Aujourd’hui encore je mets au défi les conservateurs et les commissaires de me raconter l’histoire de la mode par l’analyse de la technique comme seul peut le faire un couturier de la grandeur d’Azzedine. Affranchi des livres, des biographies souvent erronées, attaché au vêtement et à l’académie des corps qu’il gouverne, Alaïa m’a appris à regarder, évaluer une robe du soir, de l’intérieur quel que soit sa griffe et sa décennie. Les échanges que nous avons pu avoir durant plus de vingt ans ne se dimensionnaient jamais mieux que lorsque nous partagions l’avis sur une pièce d’archive, lorsque nous nous la disputions (dans la majorité des cas, c’est lui qui l’emportait). Les bruits de couloirs des maisons et des ateliers du passé, les secrets de clientes, les astuces de couturiers brodaient les nuits jusqu’à point d’heure. Virulent sur le système de la mode dont il prophétisait déjà les excès et les aberrations, impitoyable avec le statut d’auteur qu’il défendait haut, Azzedine était aussi espiègle que déterminé.
Lorsque je pris des années plus tard la direction du Palais Galliera, je n’eus aucun doute à l’inviter à inaugurer le musée par une exposition rétrospective qui lui serait consacrée. Je n’ai pas le souvenir qu’il m’ait jamais dit oui. Mais les dîners, les verres partagés, les emportements vains – dont un qui nous fit affronter tous deux les responsables de fédérations que nous devions convaincre au changement et qui se termina dans les joies de l’ivresse sans lendemain – valent pour acquiescements ! La Ville de Paris, sa maire Anne Hidalgo, la directrice de l’établissement public qui réunit les musées municipaux, Delphine Levy, ont soutenu tout de go le projet. Ouvrir le nouveau Palais Galliera, resté clos pendant plusieurs années pour rénovation avec la première rétrospective en France consacrée à Azzedine Alaïa revêtait un signe fort. Indépendant, autonome, exigeant, Azzedine incarnait la figure du couturier démiurge, intransigeant et avait fait resplendir Paris. Nous étions tous très fiers de le convier. Fabrice Hergott, directeur du Musée d’Art Moderne accepta, sur le talent incontesté d’Azzedine et le sérieux de l’exposition, qu’il puisse installer plusieurs robes dans la majestueuse Salle Matisse. Ainsi le visiteur pourrait traverser l’avenue du président Wilson qui sépare Galliera du Musée d’Art Moderne et comprendre la communauté d’esprit que le travail d’Azzedine exprimait en tout lieu. Devant les fresques de Matisse, des modèles des débuts d’Azzedine, des robes comme des papiers découpés répondaient avec tact. Déjà honoré par le Musée de la Mode, je crois qu’Azzedine fut plus touché encore par la Salle Matisse qui lui ouvrait les portes. A Galliera, dans une scénographie rigoureuse, essentielle et intemporelle qu’avait signée Martin Szekely, plusieurs décennies de ses créations donnaient à voir et à comprendre une leçon de mode que seuls les plus grands peuvent atteindre. Intemporelles étaient les robes du soir, inclassables les manteaux et les vestes de toutes les époques. Dans ce musée que la duchesse Galliera avait souhaité de sculptures à son origine, les modèles uniques d’Alaïa, étrangement, avec acuité et exactitude, s’imposaient avec force comme les marbres et les plâtres d’une collection.
Pendant les semaines et les mois de l’exposition qui lui était consacrée et qui venait le célébrer, Azzedine est venu presque tous les jours au musée. Inlassablement, pour des personnalités notoires ou pour de tendres anonymes, il conduisait la visite à travers ses créations dont pas une n’avait pris une ride. A partir de ses témoignages, de plusieurs entretiens, nous avions tenu à accompagner chaque modèle exposé d’un texte généreux qui venait restituer l’origine d’une forme, appuyer la technique d’une manche, et mettre en perspective ces morceaux de mousseline assemblée à l’échelle de sa vie. Ces portraits de robe, silencieux et volubiles racontaient le parcours unique du dernier couturier de ce siècle.
Lorsqu’Azzedine, le facétieux, disparut au sommet de sa gloire et de son talent, seulement quatre années après sa rétrospective à Paris et celle grandiose à la Villa Borghese, ces robes somptueuses, comme autant de portraits en creux de lui-même, se mirent à chorégraphier le quotidien soudain changé. Quelques mois auparavant, je m’étais confié auprès de lui de mon vœu de quitter le musée Galliera. Évidemment il n’était pas pour. Durant l’été, autour d’un verre, nous en avons ri et j’ai tenu à le rassurer sur mon engagement auprès des patrimoines de la mode qui prendrait d’autres formes. C’est à cette époque également que je dus à la demande de la ministre de la culture, Audrey Azoulay, établir la cartographie vaste des collections de mode en France, qu’elles soient publiques ou privées. Autour de cette mission ambitieuse se retrouvèrent toutes les maisons de mode, presque sans exception, les services archives et les musées, petits ou grands ou les fonds privés qui attestaient de patrimoines vestimentaires.
Il va de soi que la collection d’Azzedine Alaïa prit une appréciation particulière et je crois pouvoir dire aujourd’hui plus encore qu’au moment de cette étude, elle apparaît sans conteste comme la plus grande collection de mémoires de mode privées au monde tant par la qualité des pièces rares que par la quantité. Sa disparition brutale m’a rappelé de nouveau pour veiller sur ces archives, vêtements et costumes que nous le savions accumuler en masse. Au-delà de ses créations mêmes, habilement conservées au fur et à mesure des défilés, pendant plusieurs décennies, Azzedine Alaïa a acquis un patrimoine de mode inestimable qui atteste de tous les grands noms de l’histoire. Les collections de la Fondation qui porte aujourd’hui son nom et qu’il souhaitait fermement sont l’équivalent de celles des plus grands musées de mode au monde. Patiemment, sans jamais les montrer, avec pugnacité et parfois même irrationalité autre que sa passion, Alaïa a sauvé un patrimoine unique de l’oubli. C’est désormais une mission d’ordre moral pour l’ami public, pour l’immensité de son œuvre de préserver, montrer et partager cette histoire de la mode que seul un couturier de son rang pouvait rassembler et offrir. Puissent alors les générations futures venir s’y réfugier et transmettre toujours la force et l’exigence d’Alaïa.
Olivier Saillard
L’interview qui suit a été réalisée et publiée à l’occasion de la rétrospective « Alaïa » au Palais Galliera qui eut lieu du 28 septembre 2013 au 26 janvier 2014.
Olivier Saillard — En 1979, Michel Cressole, célèbre journaliste de Libération, dit de vous : « Il est le plus discret des grands couturiers, parce qu’il est le dernier, peut-être. Les professionnels de la mode le connaissent bien pour lui avoir en vain proposé de travailler pour eux. Immortaliser son nom dans une griffe de prêt-à-porter ne le tente pas. Avec quatre ouvrières, il crée des robes uniques, toutes à la main 1 – ». Ces quelques lignes sont issues d’un des premiers articles que le quotidien vous a consacré et que le journaliste titre « À la recherche du plaisir perdu de la mode ». En le relisant aujourd’hui, on est frappé par le caractère inchangé et inflexible de vos positions. Comme les robes de vos débuts pourraient être rééditées, cet article pourrait avoir été écrit hier. Comment regardez-vous le couturier Alaïa, celui dont on écornait parfois le nom en remplaçant le « ï » avec tréma par un « y », celui dont on disait qu’il était couturier en chambre ?
Azzedine Alaïa — Certains disent que je suis brouillé avec la chronologie. À ceux-là je réponds que j’ai l’âge des pharaons! Je crois pouvoir dire que mes vêtements sont indatables, ils sont faits pour durer. Depuis mon arrivée à Paris à la fin des années 1950, je ne pense pas avoir répondu à d’autres demandes ou d’autres impératifs que ceux des femmes qui m’entouraient et continuent à m’entourer. Je peux commencer une robe ou une veste une année et avoir le sentiment de l’achever dix ans plus tard. En m’opposant au rythme superficiel des saisons et des défilés, j’ai été un des seuls à oser rompre avec ce calendrier astreignant qui méprise la création au profit du rendement. Je suis entré dans la mode par et pour le vêtement, par et pour les corps des clientes privées que j’ai touchés des doigts et non par convoitise médiatique. À d’autres encore, qui ont pu dire « Alaïa, vous ne défilez plus », je réponds que nous défilons tous les jours, que l’auditoire soit composé d’une seule cliente nouvelle ou d’un parterre d’acheteurs. J’ai fait de mon lieu de travail un lieu de vie. Je voyage assis sur mon tabouret, au gré des rencontres qui ont lieu autour de ma table de cuisine. Le travail est tout mon temps.
O.S — Vous êtes l’artisan de vous-même et appartenez à cette généalogie de couturiers, de Madeleine Vionnet à Cristóbal Balenciaga ou, aujourd’hui, Rei Kawakubo, dont le travail prime sur le récit romanesque de la vie. Votre concentration et la maîtrise rare que vous possédez de toutes les étapes de conception et de réalisation du vêtement vous ont souvent détourné de l’exercice de l’interview et de l’introspection. Le regard dans un miroir qui suscite le défi ou la complaisance ne semble pas votre quotidien, alors que vous avez un jour pris la résolution de ne porter plus que le costume chinois, en toutes circonstances. Pour autant, pourriez-vous revenir sur les années de jeunesse en Tunisie ?
A.A. — J’ai été élevé à Tunis par mes grands-parents maternels. Mon père et ma mère avaient choisi de vivre à Siliana, là où les travaux agricoles leur demandaient de rester. Mon frère, ma sœur et moi avons été confiés à ces grands-parents dont nous gardons les souvenirs les plus doux. Je dois avouer que je ne voyais pas d’un œil très enthousiaste nos départs, certains étés, pour retrouver nos parents. Je préférais de loin la vie à Tunis. Chaque vendredi, jour férié, Ali, mon grand-père berbère, avait pour habitude de jouer aux cartes. Ne voulant pas sacrifier à ce plaisir hebdomadaire, il me déposait au cinéma d’à côté, Ciné soir, où j’assistais à plusieurs projections d’affilée du même film. À la première séance, je me concentrais sur l’histoire et le scénario ; à la deuxième projection, je regardais plus précisément le décor ou les costumes ; à la troisième, je me focalisais sur le jeu des acteurs. Le lendemain ou le jour suivant, je racontais le film à mes camarades de classe en échange de crayons de couleurs. Lorsqu’ils me demandaient avec insistance de chanter ou de danser à l’égal de ce que j’avais vu au cinéma, je faisais grimper la transaction à deux crayons ! Mon grand-père était un des rares agents de police de Tunis. Les samedis, il avait aussi pour habitude de m’emmener avec lui au bureau, où il était affecté au service des cartes et photos d’identité. Là, assis aux côtés de madame Angel, j’assistais au découpage invariable des trois photos à cette époque très épaisses. Avec un cutter, il lui fallait soustraire une couche de chacune d’elles, puis les appliquer sur différents dossiers. Madame Angel tamponnait la première photographie – je me souviens avoir été fasciné par l’effet gaufrette que le document noir et blanc obtenait ! La deuxième, elle l’accrochait soigneusement au dossier en cours de traitement. La troisième était demandée au cas où la première aurait été déchirée par un coup de cutter fatal. Dans le cas contraire, madame Angel la jetait dans la corbeille, où je récupérais tout ce qu’il y avait. Au bout d’un certain temps, j’avais réussi à obtenir les faciès d’une bonne partie de la population de Tunis. Je ne me lassais pas de les trier et de les ranger par catégories dans des boîtes à chaussures : les brunes, les Noirs, les moustachus, les barbus, les cheveux longs, les cheveux courts et, quand je tombais sur des photos de blondes, alors là ! Mes préférées étaient les Siciliennes en robe de communiante… Ces Photomaton ont constitué en quelque sorte ma première collection, alors que j’avais à peine dix ans.
O.S. — Vous reconnaissez, plus que tout autre, avoir reçu des femmes le plus beau des apprentissages. Vous avez su cultiver avec elles une proximité qui n’a jamais faibli. En les magnifiant, vous ne les avez pas fait entrer dans un panthéon de fantasmes comme c’est le cas d’autres couturiers qui obligent la cliente à se conformer au dessin dictateur. Vous avez sans ambiguïté déifié leur vestiaire autant que leurs formes sans jamais rompre l’étroitesse d’une relation qui encourage la femme et la rassure. Quelle a été sa place lors des années passées à Tunis ?
A.A. — À partir de ma grand mère, Manou Bia, je suis passé d’une femme à l’autre. Elle était d’esprit très libre, sa porte d’entrée n’avait pas de clef. Le soir, on la fermait avec un morceau de chapiteau que l’on avait trouvé là. Jusqu’à l’âge de seize ans, ma grand-mère m’a donné le bras. Je veux dire que je dormais sur son bras plutôt que sur un coussin. Madame Pineau est la sage-femme qui m’a mis au monde. Elle était très respectée. Originaire de Trouville, madame Pineau habitait le quartier le plus populaire de Tunis, mais elle s’y sentait aussi à l’aise que dans un quartier paisible, ayant aidé à la naissance de la majorité de ses habitants. Madame Pineau était pour moi comme une seconde mère. J’allais chez elle très souvent, j’assistais aux accouchements, je l’aidais à faire chauffer l’eau, elle me confiait les bébés qui venaient à peine de naître ! J’avais dix ans à peine et j’étais déjà au courant de tout. « Je vivais une vie sans interdits 2 –. » Chez elle, je dévorais les catalogues, les revues de médecin avec leurs reproductions d’œuvres d’art et les quelques magazines de mode où je me souviens avoir admiré des modèles de Dior et de Balenciaga. « Je me demandais comment tenaient ces robes 3 –. » Parce qu’elle avait senti que j’avais des prédispositions artistiques, madame Pineau a menti au directeur de l’École des Beaux-Arts en jurant que j’avais bien seize ans. Elle m’a poussé à m’inscrire au concours d’entrée à quinze ans, sans que mon père soit au courant. « On n’était que quatre Arabes à se présenter 4 –. » Afin de payer mes fournitures, je passais mes nuits à surfiler des robes pour une couturière de quartier. J’ai appris les points en réalisant les exercices de couture de ma sœur Hafida qui n’avait pas de goût pour les travaux manuels. Sur les carrés en toile de lin écru distribués par les religieuses de Notre-Dame-de-Sion où elle suivait sa scolarité, je m’appliquais à coudre selon les instructions qui leur étaient enseignées. À Tunis, il n’était pas courant qu’un garçon fasse de la couture. Deux filles d’une grande famille tunisienne qui vivait en face du magasin de la couturière pour laquelle je travaillais la nuit furent intriguées par mes allées et venues et demandèrent à me voir. Elles ont parlé de moi autour d’elles et m’ont recommandé à madame Richard, une des deux couturières travaillant pour les grandes bourgeoises de la ville.
O.S. — À votre arrivée à Paris, il semble que ce soit encore les femmes qui ont décidé de votre parcours. Quand d’autres s’essayent à l’aventure en maison de couture sous forme d’apprentissage en atelier ou dans les studios de création, vous devenez le couturier en chambre que les clientes, notoires ou anonymes, se jalousent. Simone Zehrfuss, la comtesse de Blégiers, Louise de Vilmorin ou Arletty, pour ne citer qu’elles, sont les grands patrons d’une entreprise naissante que vous imaginez à contre-courant des modèles existants. Comment se sont-elles imposées à vous et de quelle façon ont-elles guidé votre nouvel itinéraire ?
A.A. — Leïla Menchari était devenue une amie très chère. Très émancipée, sa mère fut une des premières femmes tunisiennes à abandonner le voile. C’est elle qui œuvra à mon départ pour Paris en me recommandant auprès d’une riche cliente, d’origine tunisienne et s’habillant chez Dior, qui favorisa mon entrée dans la célèbre maison. On me proposa de choisir entre le studio et l’atelier. J’ai bien sûr choisi l’atelier. Malheureusement, j’ai dû quitter la maison au bout de quatre jours 5–. Leïla Menchari m’a obtenu une chambre de bonne dans la rue Lord-Byron où elle habitait elle-même. J’avais, de Tunis, une lettre de recommandation pour rencontrer Simone Zehrfuss, la femme de l’architecte. Elle se prit d’affection et d’amitié pour moi et me fit rencontrer de nombreuses personnalités du moment, dont Louise de Vilmorin. La première fois que nous nous sommes vus, ayant peur d’écorcher mon nom, elle me le fit écrire sur un papier qu’elle glissa dans son sac d’un air entendu, ajoutant : « L’affaire est dans le sac ! ». Chaque fin de semaine, j’étais invité à Verrières-le-Buisson [Essonne], chez elle, où je l’accompagnais dans ses activités. Elle me complimentait souvent : « tu es mon miroir » ou encore « j’aime bien comme tu parles, en figuratif, en disant des choses presque dessinées ». À cette époque, j’étais très timide. Le fait seul d’être à Paris me suffisait. À son contact, j’ai appris en quoi le chic parisien était une affaire d’esprit. Un soir, Louise de Vilmorin devait se rendre à un dîner et me sollicita pour l’aider à peaufiner son allure. Chez une concierge de sa connaissance, elle se souvenait avoir vu un cardigan provenant d’un grand magasin type Prisunic, que nous avons acheté. Nous avons remplacé les boutons par de plus fiers en métal et avons ajouté autour du cou de Louise un long sautoir de pacotille qu’elle entortilla, puis enfila dans la poche du cardigan. C’était la démonstration en quelques secondes d’un chic fou que beaucoup lui envièrent ce soir-là. Simone Zehrfuss m’a présenté aussi Elsa Schiaparelli. Ensuite, j’ai vécu un peu plus d’une année parc Monceau, chez la marquise de Mazan, une Italienne pour qui je réalisais des travaux de couture. Je l’habillais. Chez elle, j’ai rencontré la comtesse de Blégiers, chez qui j’ai vécu cinq années. Je l’ai habillée et me suis occupé des enfants. Par l’intermédiaire d’une cliente de Tunis, je suis entré pour deux ans chez Guy Laroche.
O.S. — Parmi toutes celles qui se faufilèrent pour s’en remettre aux bons soins du couturier Alaïa, Arletty occupe une place à part. Elle est à la fois muse et amie, cliente et inspiratrice. Plusieurs de vos collections dont celle de 1988 lui rendent hommage, tandis que des robes ou des manteaux sont les doubles toujours évoqués de la comédienne. Comment votre rencontre s’est-elle passée ?
A.A. — Elle jouait au Théâtre de la Renaissance une pièce de Félicien Marceau, L’Étouffe-Chrétien. Un ami qui la coiffait, Frédéric Somigli, nous a présentés l’un à l’autre dans sa loge. En parlant de moi, Arletty a tout de suite dit, de sa gouaille inimitable : « Il est petit, mais on ne peut pas l’oublier. » Très rapidement, elle m’a demandé de lui confectionner un tailleur rose comme au XVIIIe siècle car, selon elle, le rose donnait bonne mine et « les robes servaient de fard 6 – ». C’est elle qui m’a donné l’idée de faire des bodys moulants. Elle avait pour habitude d’ajuster l’ampleur de sa jupe avec une épingle. « Ça tombe trop bien, disait-elle. Il faut que ça déconne un peu. » Avec Arletty, j’ai appris davantage les astuces que l’on n’enseigne pas sur le chic parisien, elle m’a beaucoup influencé. Ma robe zippée qui tourne autour du corps est née de celle qu’elle porte dans Hôtel du Nord 7 –. Les robes en forme de tunique de troubadour et les fuseaux qui l’habillent dans Les Visiteurs du soir 8 – m’ont inspiré plusieurs vêtements de la collection automne-hiver 1988-1989. Les papillons de la collection automne-hiver 1991-1992 sont un hommage à Arletty et à la combinaison qu’elle porte dans le film Tempête 9 –. Ses mots d’esprit, son effronterie et son insolence m’ont dicté des principes. Elle disait souvent être « vierge de toute décoration 10 – ». Cela m’a motivé à supprimer les bijoux et les accessoires de mes collections pour privilégier le vêtement nu. Elle était si simple, si pleine de grandeur, populaire et majestueuse. Arletty incarne la Parisienne.
O.S. — Vous avez souvent évoqué avec fascination d’autres présences féminines, plus inattendues, et parlé avec gaîté des sœurs de Notre-Dame-de-Sion…
A.A. — Durant mes années de jeunesse, Tunis était une ville métissée, cosmopolite, qui vivait dans une relative harmonie. S’y côtoyaient musulmans, juifs et chrétiens. Je n’ai appris et entendu le mot racisme pour la première fois qu’à mon arrivée à Paris, à la fin des années 1950, même si je considère ne pas en avoir souffert car j’ai toujours eu la chance d’être protégé par des Français d’une grande générosité d’esprit à mon égard. Dans les rues de Tunis, les sœurs de Notre-Dame-de-Sion contrastaient avec leurs robes longues et austères, leurs cornettes si blanches. J’étais fasciné par leur teint toujours pâle, leur visage doux. Leur croix qui se balançait en marchant, leurs pieds bronzés jusqu’à hauteur de cheville comme si elles avaient des chaussettes en trompe-l’œil, tout ça me plaisait énormément. Ma sœur et Leïla Menchari ont suivi l’enseignement que donnaient les sœurs de Notre-Dame-de-Sion. Nous avions tous beaucoup de respect pour elles. En 1988, j’ai réalisé une collection de robes de mariée pour Pronuptia. Un portrait célèbre de Linda Evangelista par Peter Lindbergh la montre en robe blanche, comme celles des communiantes, avec un voile encadrant son visage à la façon d’une sainte. J’ai conçu d’autres robes de mariée, austères et lumineuses comme le souvenir que j’ai des uniformes des sœurs de Notre-Dame.
O.S. — S’il fallait dessiner un pictogramme de la mode Alaïa, pour beaucoup ce serait une silhouette découpée sur le négatif d’une jupe de patineuse ou moulée sur les hanches. C’est méconnaître d’autres traits constants dans votre travail de coupe. Parmi eux, il faut retenir l’association pantalon large et veste épaulée qui, de collection en collection depuis 1979, restitue la mémoire de Greta Garbo, que vous avez également habillée. Pouvez-vous revenir sur cette rencontre dont on saisit encore sur votre style les influences ?
A.A. — En 1964, grâce au soutien d’amies clientes, nous avons emménagé dans un appartement-atelier situé rue de Bellechasse. On dessinait à l’encre de Chine les étiquettes de fortune que nous cousions à l’intérieur des vêtements ou certains motifs de tissu. Un jour, quelqu’un annonça que Garbo était là, dans l’entrée. J’ai cru d’abord à une plaisanterie, comme j’ai plaisir à en faire… Elle était venue avec une amie, Cécile de Rothschild, et souhaitait que je lui réalise un manteau très large. Je me souviens des quelques séances d’essayage et prises de mesure. J’osais à peine la regarder dans les yeux mais, quand les siens venaient à croiser mon regard, je croyais fondre de bonheur. Le manteau n’était jamais assez large à son goût. Alors que nous étions en pleine période étriquée, les années 1970, j’ai dû lui confectionner un manteau immense, bleu marine, avec des revers aux manches. Pour satisfaire l’ampleur qu’elle demandait, j’ai fait les essayages sur une silhouette masculine. Dans les années 1980 et 1990, j’ai souvent présenté d’amples manteaux aux épaules généreuses qui sont sans doute des allusions à Garbo, à son style inimitable et avant-gardiste 11 –. Les ensembles tailleur-pantalon à double boutonnage, fréquents dans mes collections de l’époque, sont aussi un souvenir de « la Divine ». Vouloir construire une ampleur juste est une technique aussi complexe que les autres. Cela demande une bonne arithmétique. Aujourd’hui, les redingotes sont plus ajustées, les pantalons tombent plus droit, mais ces allures de garçon curé sont toujours proches du vestiaire masculin que Garbo portait avec grâce.
O.S. — Vous avez habité rue de Bellechasse de 1964 à 1984, dans un atelier-appartement qui restera dans l’histoire de la mode. Dans ces 140 m2, vous présentez vos premières collections en votre nom. À vos côtés, une seconde et une vendeuse de chez Balenciaga vous accompagnent fidèlement dans cette mission. Quand d’autres couturiers et créateurs s’aventurent dans les défilés-spectacles, vous décidez contre toute attente de rester chez vous. Les mannequins dans leurs vêtements affûtés passent de la cuisine au salon. Cela suscite la curiosité de tous. On dit aussi que c’est Thierry Mugler qui vous aurait encouragé à présenter votre propre collection en 1979…
A.A. — En effet, dans les années 1970, en dehors des vêtements sur mesure que je concevais pour une clientèle privée ou, parfois, pour le cinéma 12 –, d’autres professionnels de la mode m’ont appelé. J’avais acquis une bonne réputation et, à leur demande, j’ai réalisé quelques vêtements. J’ai rencontré Thierry Mugler par Lilou Grumbach et on est devenus très amis. Il m’a en effet beaucoup encouragé à concevoir une collection et à la présenter en 1979. J’ai également confectionné des manteaux de fourrure que je voulais comme des fleurs pour Robert Sack et Panthère Club, et habillé les danseuses du Crazy Horse. La même année, toutes les journalistes se sont arraché des paires de gants mousquetaires entièrement incrustés d’œillets métalliques posés à la main 13 –. Un manteau noir lui-même perforé et clouté d’œillets de métal a été beaucoup publié dans la presse. Un tailleur en cuir noir, galbé sur les hanches et sur les épaules, une robe zippée au décolleté géométrique dans le dos, une autre robe en jersey de laine entièrement zippée autour du corps ont suivi, parmi de nombreuses publications importantes à ces débuts.
O.S. — En 1981, vous êtes le couturier préféré des magazines de mode. Pour parler de votre style déjà très en place, on dit que vous alliez le métier de tailleur à l’imagination du créateur. La même année, vous passez en revue, à la façon d’un petit lexique, les détails et les points forts de vos créations que l’on dit typographiques et sensuelles 14 –. Vous y soulignez l’importance du biais, qui moule et glisse sur la peau. Vous parlez également des fermetures Éclair, celles des blousons de motard qui vous incitent à les placer visibles sur les robes, tels des bijoux archaïques et modernes, utiles et beaux. Vous citez les incrustations, les lacets, les pinces, les piqûres affirmées. Autant de chapitres qui pourraient à ce jour constituer le vocabulaire de vos collections du moment.
A.A. — Les matières ont été aussi très importantes. Le cuir que j’ai souhaité plus féminin, plus délicat, avec plus de fragilité parfois. Je l’ai traité de la même façon que d’autres tissus haute couture, le jour comme le soir. Le jean est un matériau contemporain dans lequel j’aime couper des robes raffinées mais confortables, tels des blousons de routard. Je l’ai moulé comme un bas-relief. J’ai aussi utilisé très tôt et abondamment la mousseline qui, par transparence, donne à voir le ton de la peau. Je posais des boutons-pression, des œillets ou des clous considérés utilitaires sur des vêtements aux tissus raffinés, somptueux. Les jerseys les plus divers ont été de toutes mes créations. La maille en Stretch est pour moi un dérivé naturel du jersey couture. Plutôt que de m’en tenir à son élasticité qui épouse naturellement le corps, j’ai voulu l’utiliser en tant que tissu à couper et à modéliser autour de la silhouette. Je l’ai taillé, piqué, assemblé. J’ai mené avec l’entreprise Coppini en Italie des recherches infinies et innovantes pour parvenir à des laines bouillies duveteuses qui donnent relief et profondeur aux vêtements.
O.S. — Vous avez sculpté les années 1980 selon un modèle féminin nouveau qui s’est largement répandu dans la rue. Toutes les femmes ont porté des caleçons longs, des robes sexy, des vestes galbées qui ressemblaient aux modèles sortant de la rue de Bellechasse, puis de la rue du Parc-Royal, à deux pas du musée Picasso, où vous avez en 1984 installé, dans un petit hôtel particulier du XVIIème siècle, atelier, boutique et lieu de vie. En 1982, le grand magasin Bergdorf Goodman de New York vous invite à défiler. En 1985, des mains de Grace Jones, maîtresse de cérémonie, vous recevez deux oscars de la mode sur la scène de l’Opéra de Paris. La même année, Jean-Louis Froment, ami et fidèle de toujours, vous propose de présenter un défilé rétrospectif dans le cadre d’un musée d’art contemporain à la programmation exigeante, le CAPC de Bordeaux. Quel regard portez-vous sur cette décennie fondatrice ?
A.A. — Je n’ai jamais suivi la mode. Ce sont les femmes qui ont dicté ma conduite. Il faut connaître l’académie de leur corps pour les devancer dans leurs envies. Au fil des années, j’ai suivi l’enseignement de leur silhouette. L’épaule est essentielle, la taille primordiale. La cambrure des reins et le derrière sont capitaux. La poitrine, on s’en arrange toujours. Le cou, s’il est court, doit être flatté par un col haut et de petites épaulettes. En 1987, j’ai souhaité rompre avec le système imposé des défilés saisonniers pour me concentrer sur des vêtements et non sur l’effet de mode. J’aime les vêtements qui restent beaux et éternels, qui ne sont pas trahis par des détails, des ornements ou des couleurs les vieillissant prématurément. Ce sont les modèles les plus simples et les plus difficiles à réaliser. J’ai imaginé certains vêtements qui m’ont paru aboutis presque dix ans après les premières toiles. Quelques vestes, je les corrige sans cesse, au grand désespoir de mes proches collaborateurs. Il y a des vêtements faits pour ne pas être faits. La recherche compte davantage. Naomi Campbell, Farida Khelfa, Linda Spierings, Veronica Webb, Stephanie Seymour, Marie-Sophie Wilson, je leur suis reconnaissant à toutes de m’avoir accompagné dans ces longues séances de pose, d’essayage et de recherche.
O.S. — Vous avez dit : « Le passé est clair, le futur obscur 15 –. » Vous êtes l’un des seuls, probablement le seul couturier à cultiver une relation apaisée et respectueuse avec l’histoire de la mode et son riche patrimoine. Désormais à la tête d’une fondation, vous avez acquis une collection de vêtements d’archives, toutes époques confondues, qui fait pâlir certains musées dédiés à la mode. Comment est né ce désir de conserver la mémoire de vos prédécesseurs et de vos contemporains ?
A.A. — Amoureux et passionné par les techniques de la coupe et par l’étendue des possibilités qu’elles offrent à nos métiers, j’ai toujours pensé qu’il était un devoir de se confronter aux virtuosités des autres maîtres de la mode. À la fermeture de la maison Balenciaga en 1968, j’ai acquis le mannequin en kraft de Farah Diba qui était conservé dans les ateliers. Je suis reparti aussi avec des sacs de robes desquelles j’imaginais pouvoir utiliser une fermeture, un tissu, démonter une manche. De retour chez moi, j’ai été saisi par leur beauté et par la main qui les avait faites et qui semblait là. Il me fut impossible de toucher à ces vêtements. Intervenir sur ces exemples d’équilibre aurait été sacrilège, et il m’apparut urgent d’en sauver d’autres. Depuis de nombreuses années, j’achète et je reçois les robes, les manteaux, les vestes qui témoignent de la grande histoire de la mode. C’est devenu chez moi une attitude corporative de les préserver, une marque de solidarité à l’égard de celles et ceux qui, avant moi, ont eu le plaisir et l’exigence du ciseau. C’est un hommage de ma part à tous les métiers et à toutes les idées que ces vêtements manifestent. En 1984, sur une initiative d’Yvonne Deslandres et à l’attention du magazine Jardin des Modes 16 –, j’ai indiqué la manière jusqu’à ce jour non résolue d’enrouler et de porter une robe de Madeleine Vionnet conservée dans les collections du musée des Arts de la mode. Depuis, je crois avoir modestement contribué à la reconnaissance d’une très grande couturière, amoureuse du biais dont elle a offert tous les usages, simples ou complexes. Ma connaissance technique a été un instrument d’analyse et de réhabilitation. Lors de mon passage à New York en 1982, à l’occasion du défilé commandé par Bergdorf Goodman, j’ai aimé visiter les réserves du Fashion Institute of Technology et du Brooklyn Museum. J’y ai découvert le travail de Charles James, que je considère désormais comme le plus grand couturier américain. Ses robes somptueuses sont des exemples d’architecture et de science. J’ai acheté depuis plusieurs de ses créations uniques et d’exception. Les créateurs contemporains retiennent également mon attention. Rei Kawakubo de Comme des Garçons, Vivienne Westwood, Yohji Yamamoto ou encore Junya Watanabe font un travail exigeant qui me conduit à conserver certaines de leurs tenues. Bien que nous ayons, avec les couturiers japonais en particulier, des styles très éloignés, nous partageons une communauté d’esprit et de valeurs.
O.S. — On vous associe à un certain nombre de robes mythiques : la robe à claire-voie (ou à bandelettes), la robe zippée, la jupe de patineuse, le long fourreau de maille aux accents ibériques. Autant d’icônes pour l’histoire de la mode et de fils à plomb qui rythment votre itinéraire de couturier. Peut-on isoler, comme chez d’autres, des périodes sous influence stylistique ? Votre travail est-il segmenté en décennies, en saisons ?
A.A. — Je ne crois pas avoir abandonné une seule des idées mises en œuvre depuis mes débuts. J’ai plutôt le sentiment de les avoir placées en évolution. La connaissance technique qui n’a jamais cessé de me passionner m’a permis de conduire des idées, des pistes avec toujours plus d’exactitude et de raffinement. Je suis l’artisan de mon propre savoir. Chaque jour je me sens en apprentissage. La robe à claire-voie est née en 1983 après que j’ai vu des momies égyptiennes et appris le soin avec lequel on les embaumait. Leur corps comprimé dans les bandelettes disposées méthodiquement a directement influencé la création de cette robe qui donne toute liberté de mouvement. La collection du printemps-été 1990 a été presque entièrement consacrée à la technique que j’ai ainsi mise au point et qui, dans le défilé, sculpte les corps majestueux de Naomi Campbell ou de Linda Evangelista. Dans des versions courtes ou longues, en noir, blanc ou vert bronze, ces robes découpées sont un manifeste anatomique qui fut beaucoup copié par la suite. Plus récemment, dans les collections de haute couture pour l’automne-hiver 2003-2004, je pense avoir mené l’idée du laçage de la silhouette vers de nouvelles directions. En 1982, j’avais dû réaliser des robes en mousseline d’une manière particulière. N’ayant pas suffisamment de tissu, cela m’a motivé à associer des pans de couleurs vives que j’ai voilés de mousseline noire. Ce principe de masquer, d’attendrir la couleur par un voile de fumée a trouvé son accomplissement dans la robe de 2003 aux quilles de différentes teintes dissimulées sous une fine mousseline faisant comme une ombre au vêtement. Je pense que chacune de mes robes contient le pedigree d’un modèle antérieur, qu’il date de deux saisons ou de plus de dix ans. C’est ce qui fait dire qu’il y a une philosophie Alaïa, une pratique Alaïa plutôt qu’un effet de mode. Les chemises blanches ouvragées que les femmes portaient sous leurs vêtements aux siècles passés et celles à col dur des hommes m’ont toujours inspiré. Il y aurait une exposition intéressante à réaliser sur ce thème du XVIIIe siècle à nos jours. Toutes mes collections comptent une ou plusieurs chemises blanches. J’ai allongé leurs pans pour en faire des robes aux plis retroussés imitant des cocottes. J’en ai écourté d’autres pour les transformer en boléros. J’aime le blanc du coton, sa fraîcheur, son aplat. J’aime aussi le diluer dans des couleurs à peine perceptibles qui sentent bon l’été et l’amidon. C’est sans doute lié à mon souvenir des sœurs de Notre-Dame-de-Sion, de leur cornette si blanche, de leur peau qui ne l’était pas moins et dont la grâce me fascinait. À l’opposé du blanc, le noir est également omniprésent dans mes collections. Selon le matériau sur lequel il se pose, il prend des valeurs différentes et satisfait au besoin de modélisation, de sculpture comme nulle autre couleur.
O.S. — De vous on connaît le travail, mais aussi le sens de l’hospitalité et l’accueil chaleureux – il vous arrive de piquer une robe tout en terminant de dîner. À votre table rue de la Verrerie, où vous avez installé domicile et ateliers en 1990, se croisent artistes, designers, personnalités de la mode, mannequins et actrices, mais aussi assistants de la maison. Toutes les personnes qui constituent votre quotidien ont place à vos côtés dans un métissage comme il n’en existe plus vraiment à Paris. Vêtu de votre costume chinois, dont on dit que vous en possédez trois cents exemplaires identiques, vous apparaissez toujours égal à celui que vous étiez à votre arrivée dans la capitale française : désireux de rencontres, passionné de métier. Quelles sont les récompenses qui comptent à vos yeux ?
A.A. — Au fil de ma carrière, plusieurs ministres de la Culture ont souhaité m’épingler des décorations qui font honneur. À eux tous, avec beaucoup de gentillesse et de sincérité, j’ai invariablement répondu avoir eu la plus belle des récompenses le jour où j’ai reçu la carte de naturalisation française. En 1989, à l’occasion des festivités célébrant le bicentenaire de la Révolution, j’ai eu l’honneur de réaliser la robe que la cantatrice Jessye Norman devait porter dans le défilé mis en scène par Jean-Paul Goude. Dans le drapeau français, j’ai confectionné la robe bleu-blanc-rouge de ce pays qui m’a accueilli si chaleureusement. Jessye Norman a chanté La Marseillaise vêtue de cette robe plus immatérielle que réelle, que je considère pourtant comme le témoin fort de ma réalisation accomplie de couturier parisien.
Épilogue — Depuis plusieurs années, Azzedine Alaïa présente des collections dont on ne saurait dire si elles sont de haute couture ou de prêt-à-porter. Raffinées, hors du temps, elles sont d’une haute couture prête à être portée. Avec une semaine de décalage par rapport aux autres défilés, il continue d’inviter chez lui amis et professionnels. Ses collections sont des modèles d’exécution mais aussi l’expression d’un style devenu un fil à plomb dans l’histoire de la mode contemporaine. À l’issue du défilé, Alaïa refuse de venir saluer, estimant que le travail présenté parle pour lui. Dans la grande cuisine, rue de la Verrerie, c’est table ouverte.
S’y retrouvent tous les soirs artistes, galeristes, comédiennes, mannequins, pop stars et assistants dans un mélange spontané que l’on ne voit plus ailleurs. Insatiable sur la mode, Alaïa est également volubile sur le design qu’il collectionne en nombre. Il est aussi intarissable sur les chiens et les chats qui peuplent son quotidien, à l’étage, et pour lesquels il déborde d’affection.
On l’entend parler parfois de Sidi Bou Saïd où il aurait acquis une maison, encore en travaux. On soupçonne qu’elle le sera toujours. Sans doute l’idée d’y aller prime-t-elle sur le fait de s’y rendre. Alaïa n’aime pas beaucoup voyager mais, quand cela lui arrive, il ne veut plus rentrer.
Son atelier ne ressemble en rien à ceux des créateurs contemporains qui font showroom de leur création. Il y règne un désordre rassurant, abondant. La table sur laquelle il travaille est un manifeste du savoir accumulé, où les livres s’empilent ; il les cajole, leur parle, leur demande de bien vouloir patienter jusqu’à ce qu’il ait tout le temps pour eux. Mais son engagement ne faiblit pas. Sa passion du métier non plus. Il dit être tous les jours en apprentissage. On n’imagine pas Alaïa s’arrêter un jour de travailler, comme on n’imagine pas un artiste en retraite de son art. On le sent très reposé en revanche à l’égard des stigmates d’une vie réussie.
Ni le sentiment de propriété, ni la notoriété n’ont réussi à le dévier de l’appétit de création. « Je suis de passage », affirme-t-il doucement…
Olivier Saillard, Paris, 2013
1 – Michel Cressole, « Deux solitaires à la recherche de la mode retrouvée. À la recherche du plaisir perdu de la mode », Libération, 13-14 octobre 1979, p. 13.
2 – Cité par Lise Sarfati, Fashion Magazine : Austin Texas, n° 4, septembre 2008.
3 – Cité par Gilles Decamps et Michel Cressole, « Alaïa, le petit homme qu’aimaient les femmes »,
Paris Match, décembre 1988, p. 106.
4 – Idem.
5 – Les registres de la Maison Dior mentionnent la présence de Monsieur Azzedine Alaïa entre le 26 et le 29 juin 1956.
6 – « Et Alaïa créa la femme », Elle, 14 octobre 1991, p. 112-117.
7 – Marcel Carné, 1938.
8 – Marcel Carné, 1942.
9 – Dominique Bernard-Deschamps, 1940.
10 – Citée dans « Azzedine Alaïa », Vogue, août 1985, p. 264.
11 – La collection automne-hiver 1984-1985 est un hommage particulièrement appuyé à Greta Garbo.
12 – Par exemple, pour Grace Jones dans James Bond, Dangereusement vôtre (John Glen, 1985),
ou pour Jeanne Moreau dans La Vieille qui marchait dans la mer (Laurent Heynemann, 1991).
13 – Voir Vogue, L’Officiel de la Mode ou Elle.
14 – Voir Lucienne Mardore, « Azzedine Alaïa. Découvre son style neuf, brillant et embellissant »,
Marie-Claire, no 347, juillet 1981, p. 124.
15 – Cité par Richard Gianorio avec Nicole Picart, « Le prince Alaïa », Madame Figaro, 7 mars 2009, p. 179.
16 – Dominique Vellay, « Une leçon de drapé signée Alaïa », Jardin des Modes, avril 1984, p. 42-43.